Poèmes

Le Chant des Naufragés

par Jean Michel Maulpoix

Nous sommes les naufragés de la langue.

D'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois

flottés de nos phrases

Ce sont les restes d'un ancien navire depuis

longtemps fracassé

Mais le désir nous point encore, tandis que nous

dérivons

De sculpter dans ces planches des statuettes de

sirènes aux cheveux bleus

Et de chanter toujours avec ces poumons-là

Laissez-nous répéter la mer

N'intentez point de procès stupide au grand large.

La mer, accrochée à la mer.

Tremble et glisse sur la mer.

Ses mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses

redondances

Et tout ce bleu qui vient à nous sur les grands à plat

de la mer

Nous aimons la manière dont s'en va la barque

Se déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son

émoi de retrouver la mer

Et son curieux bruit de grelot

Quand la musique se déploie sur l'immense partition

de la mer.

La mer est un ciel bleu tombé

Voici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs

dans la mer

Sous quels soleils désormais nous perdre?

Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête

humide?

Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sable

Des fragments d'ongles coupés à deux pas de la mer

Nous brûlons sur la plage des monceaux de cadavres

Puisque tels sont les mots avec leurs os et leurs

fumées.

Tas de fémurs et de métacarpes

Bûcher d'herbes odorantes et de poudres qui

crépitent

C'est un pré sec qui prendrait feu près de la mer

De hautes flammes tête baissée sautent parmi les

genêts

Et soudain ce buste de femme dressé dans le

crépitement

Offert à ce furieux amour

Lançant vers le ciel la longue plainte.

De qui s'est calciné le coeur.

Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroit

Embarquant vers rien son corps périssable

Elle la couchée immense qui accourt

Lançant vers lui ses gerbes et ses jupons

Lui, le petit homme droit sur la digue avec un crayon

Collé contre elle, mais séparé

L'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vue

L'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré.

Nous ne remplirons pas la mer de nos larmes

Nous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des

tempêtes

Qui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessives

Et quand nos yeux délavés n'y verront plus rien

Nous saurons mieux encore ce qu'est la mer

Les écailles seront tombées qui nous couvrent le

coeur

Et notre peau nacreuse sera enfin si blanche

Que nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes.

Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la

mer

À la façon des noyés et des algues?

Nous porterions sans peine sur nos épaules

Le ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des

couleurs

Et la laine tiède des écumes

Et les fruits vénéneux du large

Où n'a mordu nulle lèvre humaine

Nous serions de retour dans l'infini jardin.

À la santé des deux du large

Dans les calices et les ciboires

Nous buvons goulûment la mer

Aucune eau ne nous désaltère

Nous avons faim de sel

Nos lèvres sont avides

Dans l'eau bleue, c'est toujours dimanche

Quand s'agenouillent les poissons d'or.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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