Une fille avait quatre amants.
Elle était excusable :
Ils n'en avaient pas de tourments.
C'était des amants de province
Dont les très courts déplacements —
Déduits le temps du
Ut et le temps de la table —
Ne leur laissaient qu'une marge fort mince
Pour exprimer leurs sentiments.
Elle en prit un cinquième en la proche banlieue —
Un jeune homme d'ailleurs charmant —
Qui, chaussant d'un scooter les bottes de sept lieues,
Put lui faire l'amour longtemps.
C'était un étudiant dont la bourse en déroute
(Il en souffrait parfois tout le long de la route)
Ne lui permettait pas, hélas ! le restaurant,
Dont chacun sait combien il coûte.
Le pauvre amant comblé, ne donnant jamais rien,
Était malheureux comme un chien.
Tout au plus, quelquefois, portait-il une rose
Ou une pomme prise au jardin des parents...
Mais que le pain pourtant leur semblait tendre
Enfermés tous deux dans la chambre...
Et entre deux baisers, ah ! comme il était bon
Le jambon.
Que leurs soirs étaient longs dans la maison bien
Et comme on ne peut pas toujours
Faire l'amour,
Il leur restait du temps pour parler de la chose...
La fille, habituée par ses quatre miches,
Au rituel bijou glissé,
Pour tout discours
Sous sa serviette, avant le canard à l'orange,
Se soûlait, se gavait de tous ces mots d'amour
Et engraissait de jour en jour,
Trouvant ces procédés délicats et étranges...
Mais l'amour commenté rend les femmes idiotes.
La fille, émerveillée, se crut être une ilote
En présence d'un dieu;
En devint délicate et les amis sérieux
Durent bientôt souffrir ses caprices odieux.
Eux qui vivaient d'horaire et un œil sur la montre,
Virent bientôt le temps de leurs brèves rencontres,
Mangé par la conversation
Et les ratiocinations...
Et la mélancolie, dont leur âme fut prise,
Se remarqua au bilan de leurs entreprises
Qui s'abaissa au point que chacun les crut frits.
Ils durent licencier.
Le pays en souffrit.
Mais le hasard — peut-être un déjeuner
Fit qu'un jour les quatre miches,
Se connurent, se devinèrent —
Us étaient attendris, ils étaient éméchés —
De description prudente en description prudente,
Finirent par lâcher le nom de leur amante
Et se découvrirent trompés.
Bien loin de se couvrir vulgairement d'insultes,
De se battre, de s'agonir,
Ou d'essayer chacun de poursuivre une lutte
Qu'ils devinaient sans avenir :
Au dessert de ce long repas coûteux et triste —
C'était quatre patrons puissants et réalistes —
Ils décidèrent de s'unir
Et d'offrir tous les quatre une assez grosse somme,
A cet impécunieux jeune homme,
Afin qu'il puisse, à son tour, fréquemment,
Mener la belle au restaurant.
Ce qui devait arriver
Arriva.
Le jeune homme
N'apporta plus jamais de pomme.
Riche et gavé,
Perdant dans les pousse-café
Un temps précieux, joint au temps vide
Qu'il faut aux bons endroits pour avoir l'addition
Des maîtres d'hôtel impavides ;
Puis le travail au lit qui était l'essentiel...
Juste un tour au septième ciel
Il fallait revenir —
La soirée passait vite —
Et bientôt songer à partir.
Je vais vous la conter, mais vous savez la suite...
Le garçon parla moins, puis se tut tout autant
Que les quatre amants de province,
Son temps de poésie mangé au restaurant.
Il était timoré, ayant peur qu'on le pince.
Minuit sonnant,
Sautant sur son engin rapide,
Il n'avait que le temps,
Abandonnant dans ses draps chauds l'enfant
De retourner chez ses trop sévères parents.
A ce point l'histoire s'arrange
Et vainc le canard à l'orange.
N'entendant plus parler d'amour,
La fille y crut moins un beau jour;
Et perdant sa mélancolie,
Refit aux quatre amis sérieux,
Aimable vie.
Et tous les six, dès lors, vécurent très heureux.
L'amour s'enfuit de son élégant pied-à-terre
Et s'en alla chercher refuge en
Angleterre,
Où la gastronomie n'a pas droit de cité;
Et où l'on dit que du dernier des pauvres hères,
Jusqu'au
Lord de l'Amirauté,
Les amants font l'amour au thé.
Poème publié et mis à jour le: 12 July 2017