Poèmes

La Mariée Trop Belle

par Jean Anouilh

Jean Anouilh

Une intrigante, en province,

Tapant un jour le carton,

Dignement, dans un salon,

Avec un quinquagénaire

Plutôt chauve et plus très mince

Ayant grosse situation

Voiture et décoration

Miraculeusement resté célibataire,

Lui dit : «
Ah ! mon cher
Monsieur !

(En levant les yeux aux cieux)

Si vous connaissiez ma fille...

Si charmante, si gentille,

Son minois, son air fripon,

Son bon petit caractère...

Je la voyais en jupon

Ce matin sur le balcon

Arrosant ses primevères :

Vraiment,
Monsieur, ce n'est pas

Parce que je suis sa mère,

(D'ailleurs on ne le croit pas)

Quel joli petit derrière ! »

Comme l'autre, un peu surpris,

Restait la carte en suspens;

De peur qu'il ne se méprît

Elle ajouta, soupirant :

«
Et, surtout, quelle âme fière ! »

Elle laissa passer le plateau d'orangeade

Dans un silence et reprit avec passion :

«
Sachant tenir la maison,

Vraie petite ménagère,

A l'aise dans un salon,

Aussi bien qu'à la cuisine,

Et cultivée avec ça :

Ses deux baccalauréats.

Ne parlons pas du piano

Où ses petits doigts gambadent...

Elle tape à la machine,

Elle connaît la sténo.

Avouez que c'est joli :

La secrétaire rêvée,

Discrète, bien élevée.

Et le soir l'amour au lit!... »

Elle enchérit à voix basse,

En plissant sa vieille face :

«
Bien sûr, je suis sa maman,

Mais je le confie en femme :

Je vous sais un gentleman.

(Elle ne prononçait pas le mot correctement.)

Ce n'est pas qu'une belle âme :
Elle a du tem-pé-ra-ment ! »

La nuque lourde, notre homme acheva la partie,

Sans s'étonner le moins du monde que le destin

Lui offrît un pareil butin,

Qu'il n'avait mérité en rien.

Bien ficelé, un mois plus tard,

La mère pleurant sous le fard

Lui livrait le cher petit objet à la mairie...

Tout était vrai pour le piano,

Pour la machine et la sténo ;

Un peu moins vrai pour la culture.

(C'était sans grand inconvénient,

Au fond.)
Quant au tempérament,

Il était bien dans la nature

De ce petit tendron précoce,

Qui, quinze jours après la noce,

Lui avoua qu'elle était grosse
Depuis trois mois de son amant.

Si la mariée est trop belle,
Et qu'on veut vous la donner

Quand on a un peu de nez,
On se met devant sa glace...

Mais leur suffisance est telle :
Demandez aux gens en place

En quoi ils ont mérité
Leur semblant de royauté :
Ils vous taxent de cautèle...

C'est pourquoi le sage ne s'attendrit plus,
Ni sur les ministres, ni sur les cocus.



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

Lettre d'Informations

Abonnez-vous à notre lettre d'information mensuelle pour être tenu au courant de l'actualité de Poemes.co chaque début de mois.

Nous Suivre sur

Retour au Top