Cet été-là , pour payer mes études,
j’étais livreur et mon patron Léon
m’avait averti à plusieurs reprises :
« Mon Gatien, fais bien attention !
dans cette grosse maison,
vit la belle Angélique et malgré ses façons,
cette veuve a bien mauvaise réputation ! »
Moi si jeune et si naïf à l’époque…
J’avais dix-huit ans à peine…
Tout m’était étranger et matière à expérience.
Bien sûr, je savais que la belle Angélique
venait d’enterrer son troisième mari,
elle qui n’avait pas encore enjambé la quarantaine,
de plus, cette dame était fort jolie et sexée !
On aurait dit le sosie de la chanteuse Dalida.
Puis vint cette invitation surprise
de la belle Angélique en fin d’été :
« Mon beau Gatien, c’est mon anniversaire aujourd’hui !
Pourquoi ne viendrais-tu pas souper ce soir ?
Je ne veux pas célébrer seule mes deux fois vingt an s ! »
« Moi ? » lui dis-je gêné et un peu déconcerté.
« Oui, toi seul et tu seras mon cadeau d’anniversaire ! »
Elle riait tellement de bon cœur,
comment aurais-je pu décliner une pareille demande…
J’arrivai au rendez-vous sur la pointe des pieds,
timide, le cœur en compote et un bouquet à la main,
pour me donner un peu de contenance…
Les doigts tremblants, j’appuyai sur la sonnette
de cette grande maison cossue du quartier.
Les ding dang dong sonores firent palpiter un peu plus fort mon cœur.
Puis la belle Angélique apparut telle une déesse
dans sa longue robe bourgogne avec une échancrure
qui nous montre à quoi ressemble le paradis !
« Gatien, comme tu es gentil de m’offrir des roses ! »
me dit-elle d’une voix mielleuse et toute en sourire.
« Et si nous passions au salon, mon grand » ajouta-t-elle.
Une bouteille de champagne et deux flûtes trônaient sur un tabouret,
la musique de Dalida ronronnait des « Gigi l’amoroso »,
quelques pas de danse au bras de cette Schéhérazade
entre moult coupes de champagne
me firent tourner la tête…
C’est à peine si j’entendis sa requête :
« Maintenant, si nous passions à table ! »
À table ?
Avais-je vraiment perdu la boule ? Perdu la vue ?
Je ne voyais absolument rien au-dessus cette table,
à part l’immense nappe provençale bordée de bougies parfumées !
Intrigué et penaud, je lui signalai mon incrédulité :
« Chère dame, il n’y a rien au menu ! »
Elle pouffa de rire et calant d’un trait sa flûte de champagne.
« Gatien, mon grand, je te réserve une surprise.
Ferme les yeux et dis « Abracadabra !»
Je lui obéis subito presto après avoir vidé ma coupe.
Je fermai les paupières et hurlai :
« Abracadabra ! »
Ce que je vis par la suite dépasse toute imagination
et même les rêves les plus fous !
Elle gisait là nue comme un ver,
étendue sur la table entre les deux rangées de lampions,
sa longue robe bourgogne,
son soutien-gorge et son slip pêle-mêle sur le tapis.
« Viens, jeune homme, prends-moi !
Je suis ton menu principal,
ton repas magistral,
ton festin royal !
Prends-moi corps et âme !
Je t’appartiens ! »
Je sais, je sais, je sais,
vous allez dire que je fabule
et que j’ai tout inventé !
Que je prends mes rêves pour des réalités !
Que je suis farceur ou menteur !
Que je suis fada !
Pourtant c’est la pure vérité !
Moi qui avais ri des avertissements de mon patron Léon.
Je réalise un demi-siècle plus tard,
après avoir vadrouillé de long en large la planète,
mangé et bu à ses meilleurs restaurants,
forniqué dans ses hôtels et ses lupanars,
fréquenté le gratin du monde entier,
que l’invitation de la belle Angélique
demeure pour moi la plus exquise des célébrations,
hymne à la vie,
pain et vin,
noce divine
digne des Mille et une nuits !