Poèmes

L’Etrange Fleur

par Ilarie Voronca

L’agave, dit-on, fleurit tous les cent ans
Notre floraison à nous c’est la mort
Il faut se pencher avec amour, avec soin
Sur cette fleur pâle de notre corps.
Chacun de nous est un jardinier et la plante
Qu’il doit préserver jour et nuit
Avec son parfum de tilleul et de menthe
C’est sa propre mort qui est la fleur et le fruit.
Il faut que tout se passe sans heurt, en silence,
Sans crier, sans froncer les sourcils,
Sans avoir l’air de reconnaître cette présence
Qui tisse autour de nous ses vaporeux fils.
Jusqu’à ce qu’enfin la fleur s’épanouisse
Cet éclat, ce pollen violent,
Ce vacarme de l’air où s’unissent
Soudain le dehors et le dedans.
Il y en a qui sont comme une terre aride
Et le grain de la mort lutte en vain
Leur face vieillit trop vite,
Comme feuilles se dessèchent leurs mains.
Ils s’en vont dans les jeux, dans les foires,
Ils clament l’orgueil tout autour
Plus que la nuit leur bouche est noire
Sans l’étoile d’un mot d’amour.
Jamais au milieu de leurs fêtes
Dans leurs étoffes, dans leurs ors,
Ils ne pensent à la fleur secrète
Que défait en leurs veines la mort.
Mais ceux qui ont su attendre la gloire
Qu’apporte enfin l’étrange floraison
Et dont les lèvres de chair ont su boire
Un impalpable vin qu’ignore la raison.
Ces purs horticulteurs, ces hommes sages
La mort en eux monte de toutes parts
Et l’âme apparaît sur leurs beaux visages
Comme sur l’eau un nénuphar.

Extrait de: 
1942, Les Témoins, Editions du Méridien



Poème publié et mis à jour le: 21 November 2022

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