Quand la terre encor jeune était à son aurore,
Par delà ces amas de siècles que dévore
Dans l'espace infini le temps, ce noir vautour,
A l'époque où j'étais rhapsode en
Grèce, un jour
Je quittais, plein de joie, un bourg de
Thessalie.
Là, jeune homme frivole en proie à ma folie,
Ayant cherché l'abri verdoyant d'un laurier,
J'avais célébré
Cypre et l'Amour meurtrier
Que
Zeus devant son trône un jour vit apparaître
Triomphant.
Mais, au lieu de montrer que ce maître
Des hommes exista dès le commencement,
Après le noir
Chaos, le
Tartare fumant
Et la
Terre profonde à la large poitrine,
Même avant l'éther vaste et la vague marine,
J'avais feint, pour mieux plaire aux laboureurs grossiers,
Que, doux enfant, exempt d'appétits carnassiers,
Ignoré d'Echidna sanglante et des
Furies,
Il fût né de
Cypris en des îles fleuries.
Les vierges, les vieillards devant leur porte assis
Etaient vite accourus en foule à mes récits,
Et le pain et le vin ne m'avaient pas fait faute.
Or, je partais chargé des présents de mon hôte,
Et sous les oliviers, parmi les chemins verts,
J'allais d'un pas rapide, orgueilleux de mes vers.
Mystérieusement au pied du mont
Olympe,
Je vis auprès de moi, debout sur un talus,
Un homme fier, pareil aux géants chevelus
Que la terre enfanta dans sa force première.
Son visage était pâle et baigné de lumière.
Il touchait de la tête aux chênes murmurants ;
A l'entour, dans les rocs penchés sur les torrents,
Les noirs rameaux touffus, en écoutant son ode
Frissonnaient, et c'était le chanteur
Hésiode.
Les âges à venir, pour nos regards voilés,
Pensifs, se reflétaient dans ses yeux étoiles ;
Les tigres lui léchaient les pieds dans leur délire,
Et les aigles volaient près de sa grande lyre.
Le devin se dressa dans les feuillages roux.
Il abaissa vers moi ses yeux pleins de courroux
Où la nuit formidable avec l'aube naissante
Se mêlait, et cria d'une voix menaçante
Qui remplissait les bois devenus radieux : «
Ne fais pas un jouet de l'histoire des dieux ! »
Je m'inclinai, tremblant et pâle de mon crime.
Il ajouta : «
Vois-tu la nature sublime
Tressaillir ?
La forêt fume comme un encens.
Les immortels sont là sur les monts blanchissants.
Tais-toi.
Laisse l'azur célébrer leur louange,
Passant, que ces vainqueurs ont pétri dans la fange,
Et qui, faible et tremblant, sans te souvenir d'eux,
Vas devant toi, soumis à des besoins hideux,
Sorti de la douleur, né pour les funérailles,
Et tout chargé du poids affreux de tes entrailles. »
Janvier 1863
Poème publié et mis à jour le: 16 November 2012