Poèmes

Droit de Regard sur les Idées

par Ghérasim Luca

Ghérasim Luca

Dans une des régions

les plus raréfiées de l'esprit

où je campais au pied de la lettre

à une altitude de nul pied

plane un petit nombre

d'idées très particulières

qu'il eût été dommage de ne pas saisir

au vol de mes distractions

Je faillis ne pas les apercevoir tant elles étaient creuses au milieu d'oublis et de vertiges sans nom

L'une d'entre elles

attira notamment mon attention

non pas pour la beauté de sa démarche

d'une indistinction certaine mais à cause de ses yeux longs et minces

que j'ai pris pour des antennes de sauterelle

Je me penchais, alors, et reconnus

une de ces idées à capuchon vert

qui prennent les hommes au dépourvu

Elles ne sont pas

égarantes, au contraire

mais le traitement qu'elles font subir

aux penseurs est si étrange

qu'il faut décrire en détail

le dispositif destiné à les captiver

La paupière du milieu, car

elle en a plusieurs

est inclinée en arrière, à la base

en sorte qu'elle se trouve tout contre

la paupière supérieure

et lui est partiellement accolée

Deux paupières latérales

sont réunies sur la moitié

de leur longueur

de manière à former comme

une fourchette dressée en l'air

C'étaient les extrémités effilées de celle-ci

que je pris pour les antennes d'une sauterelle

La prunelle encapuchonnée s'appuie sur elles

Ainsi tout l'œil de l'idée se présente dans la position inverse du regard
Il semble également en veilleuse car il ne s'ouvre que rarement
L'acte de regarder s'accomplit à l'intérieur

de manière fugitive et constante et lorsqu'il s'accomplit ne fait que s'avancer entre les fourchettes

On ne s'attendait certes pas mais c'est pourtant à cet endroit que s'est posé naturellement mon regard

car il n'y a pas d'autres voies pour y pénétrer

L'irritabilité en fut extrême

Même le souffle d'une pensée ou un minuscule battement de cœur le font se retirer à l'intérieur comme mû par un ressort

entraînant le regard du penseur et obturant encore plus la lourde trappe mentale

A peine aspiré au fond de l'œil

mon regard entreprit de se frayer

un chemin vers le haut

Il fait plus clair au sommet

là où les extrémités des paupières

sont repliées sur elles-mêmes

C'est sans doute la raison pour laquelle

j'ai pu voir mon regard ramper dans toutes les directions à la fois

le seul moyen d'y parvenir étant de n'y plus penser

(Il n'y avait pas beaucoup d'espace à l'intérieur de l'idée)

Arrivé en haut

il se frotte nécessairement

contre soi-même

et reste le plus attaché

à sa manière de voir

qui n'est plus tout à fait la même

Toute cette étrange manœuvre qui recommence aussitôt dans l'autre œil ne donne lieu apparemment à aucun échange de vues

Il se peut cependant que nos regards trouvent au double fond de l'œil quelque peu d'une sécrétion visionnaire

Espérons que cette compensation

au moins

leur soit accordée

Eux qui normalement

se laissent fasciner

tout de suite

étaient comme aveuglés

par des larmes secrètes

et des gémissements saccadés

sortaient de leurs orbites

On comprendra

que ce soit là un exemple

extrême, à perte de vue

Quand au long regard il n'arrive presque jamais à pénétrer dans l'œil de l'idée, il n'y a d'ailleurs rien pour l'y attirer

Seuls les voyeurs à courte vue en dépit des chocs plutôt rudes à l'entrée

subissent un traitement plus doux et on les laisse se retirer au bout d'une demi-heure ce qui vaut mieux que d'être retenu à vie

On trouve pour certains

un exemple de long emprisonnement

C'est l'acte de cesser de regarder

qui déclenche

le mécanisme de libération

mais les voyous

ne procèdent pas toujours

progressivement

et, s'il se produit

le moindre contretemps

l'œil de l'idée ne s'ouvrira plus

L'idée que j'ai vue était ainsi

Son œil était privé de lumière mais il dégageait une lueur masquée qui attirait

A moins que les glandes idéatives

ne sécrètent quelque suc invisible

qu'elles peuvent opposer

de temps en temps

les regards entrent

sans rencontrer d'obstacle

Ils ont pour ce faire à descendre le long du clignotement par les deux cercles de cils raides qui poussent inclinés vers le bas

Les regards peuvent passer

en pressant contre

les extrémités plus flexibles

mais il leur est impossible

de revenir en arrière

car ces extrémités

ne sont inclinées que d'un côté

Ils se trouvent alors

dans une petite chambre

au milieu de la vision même

et tandis que pris de panique

ils font des efforts pour sortir

ils se couvrent d'images

C'est alors que se révèle

le côté fascinant de la trappe

car aussitôt

qu'une quantité d'images

suffisantes pour émerveiller l'œil

surgit, les zones de cils

se détendent, se contractent et finalement se recroquevillent plus rien dans ces conditions n'empêche les penseurs de prendre leur liberté

II peut se passer

deux ou trois jours

avant qu'ils soient relâchés

car déclencher les images

par petits à-coups

ne suffit pas

pour ouvrir l'œil (la trappe)

et la distribution de non-images

doit se faire

perpétuellement



Poème publié et mis à jour le: 14 November 2012

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